Publié dans Chronique

MANKO MONOLOGUE #2 — Boy’s love : fétichisme ou féminisme ?

J’entends d’ici vos cris de surprise… moi non plus, je ne pensais pas qu’il y aurait vraiment une suite à cette série, mais force est de constater que ce débat ne s’éteint jamais et ça m’a toujours démangé d’écrire sur le sujet. Vous l’aurez compris au titre, nous allons parler de boy’s love, un terme qui englobe toutes les histoires de relations amoureuses et/ou sexuelles entre personnages masculins… un genre extrêmement populaire et connu pour être écrit par des femmes, pour des femmes.

On pourrait être tenté de parler de féminisme, car il s’agit de femmes qui ont créé leur propre espace. C’est une façon, autant pour les autrices que pour les lectrices, d’explorer leur sexualité, leur rapport au corps, à l’abris du male gaze. Sur internet, on va trouver beaucoup de gens qui défendent cette idée et nombre d’articles et études l’appuient.

Mais on a également un autre camp, qui prend tout autant de place dans la discussion, qui considère que cette libération se fait au détriment des hommes gays, fétichisés par ces oeuvres qui mettent en scène des schémas relationnels parfois toxiques, véhiculant des idées homophobes, et souvent éloignés de leur réalité.

Pendant des années et des années, quand j’étais encore au collège/lycée, j’étais plutôt de cet avis-là. Si on ne creuse pas trop, c’est facile de réduire tout ce débat au fait que le boy’s love fait de l’ombre aux concernés qui, dans une société encore homophobe et très hétéronormée, ont encore du mal à faire publier leur propre histoire, tandis que des femmes a priori hétéros les traitent comme des fantasmes et se font de l’argent là-dessus. J’ai même un article qui part de ce principe. J’y pose la question suivante : est-ce que le BL et, par extension, toutes ces oeuvres destinés au public féminin qui se servent d’un sous-texte homoérotique pour vendre, peuvent être considérés comme de la représentation LGBT+ ? ou est-ce simplement de l’exploitation ?

Je ne l’ai jamais supprimé parce que, de toute évidence, il attire encore du monde et je pense qu’il pose quand même quelques questions intéressantes, mais mon avis a quand même beaucoup évolué depuis. Déjà, je me prends beaucoup moins la tête… mais je me considère aussi un peu plus renseignée sur la question et je vais profiter de cet article pour partager le fruit de mes réflexions avec vous.

Un peu d’histoire

J’ai eu l’occasion de le mentionner quelques fois mais, durant ma licence, j’ai rédigé un mémoire de taille bien modeste sur la revue Takarazuka et le travestissement chez les femmes japonaises. Si le sujet vous intéresse, j’ai un article qui précède mon travail de recherche qui traite aussi du sujet.

J’y analyse notamment pourquoi la revue, exclusivement féminine, a eu autant de succès auprès des jeunes femmes mais aussi comment elle a inspiré le shôjo manga, en particulier l’oeuvre de Tezuka. En 1953, il sort Princesse Saphir, considéré comme un des premiers manga du genre et dont les éléments visuels s’inspirent de la revue Takarazuka. Son héroïne a deux coeurs : celui d’une femme, et celui d’un homme. Elle est basée sur les actrices « otokoyaku », qui incarnent les rôles masculins.

Dans les années 70, le genre va vraiment se développer grâce à des autrices qui vont introduire de nouvelles thématiques dans leurs histoires, souvent plus matures, qui ont permis au shôjo d’être pris un plus au sérieux et de toucher un public plus large. On parle du « groupe de l’an 24 » pour désigner toutes ces autrices qui ont fait partie de « l’âge d’or » du shôjo et qui ont permis aux jeunes filles, comme la revue Tarazuka avant elles, d’explorer leur corps, leur genre et leur sexualité à travers la fiction.

Parmi ces autrices, on peut citer Riyoko Ikeda et son manga La Rose de Versailles, paru pour la première fois en 1972, avec une héroïne encore une fois calquée sur la figure de l’otokoyaku. En retour, l’oeuvre a été adaptée au théâtre par Takarazuka deux ans plus tard et demeure l’une des pièces les plus populaires de la revue.

Et, dans le même temps, le proto-boys love, un peu dans la même veine que le shôjo manga puisqu’il s’adresse au même public, fait son apparition. Deux ans avant La Rose de Versailles, Keiko Takemiya sortait In the Sunroom, où, pour la première fois, on voyait deux personnages de sexe masculin échanger un baiser. Elle est rapidement suivie de Moto Hagio (Le coeur de Thomas) et Yasuko Aoiki (From Eroica with Love), toutes deux de la génération du groupe de l’an 24, qui dépeignent également des relations homoérotiques dans leurs oeuvres. Et ça plaît !

Comme je me suis penchée sur tout ça pour un mémoire, vous vous doutez bien que j’ai des sources pour expliquer pourquoi ! Deborah Shamoon en particulier est une chercheuse dont les travaux m’ont beaucoup aidée. Dans Passionate Friendship – The Aesthetics of Girls’ Culture in Japan, elle explique ceci :

Les histoires des boy’s love permettaient aux dessinatrices de shôjo manga de dépeindre la sexualité et l’érotisme d’une façon rassurante et inoffensive. Comme les personnages sont des garçons, la lectrice peut prendre de la distance par rapport à son propre corps mais aussi, s’éloigner des idées de mariage et de grossesse. En outre, dans les années 1970, il était plus facile d’imaginer des garçons avoir une vie sexuelle active plutôt que des filles.

Et elle fait également remarquer que les personnages masculins, de par leur apparence féminine invitent à l’identification. On peut faire le parallèle avec exactement tout ce qui se disait des otokoyaku au théâtre.

Il n’est donc pas étonnant que, rapidement, les sous-entendus ont été remplacés par des productions explicites, sans ambiguïté. On est toujours dans les années 70 quand se tient le premier Comiket, plus grand rassemblement de créateur·ices amateur·ices. On parle alors de dôjinshi pour décrire les créations de fans auto-éditées que ça soit des bandes dessinées, de la musique ou des jeux. C’est dans ce contexte que naît le « yaoi » pour qualifier toutes ces productions parodiques mettant en scène des personnages masculins dans un contexte sexuel. Et ça plaît !

Au début des années 80, suite au succès de Kaze to ki no uta, l’éditeur Magazine Magazine se lance dans la publication de magazines yaoi, le plus iconique étant JUNE, magazine auquel Takemiya Keiko sera d’ailleurs une importante contributrice.

Le yaoi devient tellement populaire qu’il éclipse finalement les shôjo qui demandait à ce qu’on lise entre les lignes. Le genre explose carrément dans les années 90 avec des artistes amateurs qui voient leurs oeuvres être publiées dans des magazines shôjo et les magazines dédiés se multiplient, avec Be x Boy en tête des ventes. Pour illustrer ce phénomène, on pense tout de suite à CLAMP, qui a débuté comme un cercle doujin et qui a publié tout un tas de manga présentants des éléments « yaoi » à partir des années 90, comme Tokyo Babylon ou le très connu Cardcaptor Sakura.

Le terme « boys love » apparaît alors à cette période pour décrire les oeuvres commercialisées dans un cadre plus professionnel. On les différencie des productions doujin, à qui on continue de coller l’étiquette yaoi. Et, à l’époque, le genre créait déjà la controverse : à partir de 92, un débat par essais interposés méconnu sous le nom de « débat yaoi »/yaoi ronsô s’invitera dans les pages du magazine Choisir. D’un côté, des militant·es gays et féministes accusant le genre d’être homophobe et misogyne, et de l’autre, des autrices et éditeur·ices de manga yaoi qui avancent les arguments exposés plus haut dans cet article, à savoir que… c’est une manière pour les femmes d’échapper au male gaze, d’explorer leur sexualité en toute sécurité, et il n’y a pas prétention de représenter la réalité. C’est quand même cocasse de remarquer que le débat n’a pas vraiment changé, même des décennies plus tard !

Ces différents essais vont être publiés pendant plusieurs années, certaines autrices reviendront aux romances hétéros suite aux représailles et les « BL studies » deviendront un véritable champ d’étude.

Si là encore, vous voulez lire un chercheur qui a beaucoup étudié la question, il y a Mark McLelland. Pour la terminologie et le yaoi ronsô, j’ai pioché mes infos dans l’ouvrage Boys Love Manga and Beyond: History, Culture, and Community in Japan mais il a encore bien d’autres publications sur le sujet.

Malgré la controverse et l’émergence du terme péjoratif « fujoshi » sur 2chan… le succès du yaoi/BL va en grandissant et, quand on assiste à la naissance d’Otome Road en 2004, il est omniprésent aux côtés des autres médias joseimuke (destinés au public féminin).

Critiquer le BL aujourd’hui : légitime ou misogyne ?

De mon expérience… une dizaine d’années en arrière, il était accepté comme une vérité que les « fans de yaoi » objectifiaient les hommes gays et, à l’époque de Tumblr, on assistait effectivement à une vague d’adolescentes qui aimaient exclusivement des pairings MxM, qui les qualifiaient, en anglais, de « sinful », et qui imposaient ça à des personnes réelles, que ça soit en comparant des relations gays dans leur entourage de « yaoi » ou en prêtant des relations amoureuses à des personnalités publiques un peu trop proches (Dan et Phil étant sûrement les plus grandes victimes de cette époque).

Maintenant, avec le recul, et tout le contexte que je vous ai donné plus haut, je comprends mieux la psychologie derrière le phénomène : à cet âge-là, en pleine puberté, on découvre la sexualité, on explore ses préférences, on se pose parfois aussi des questions sur son genre, et c’est rarement dans le hentai qu’on trouve des réponses parce que les personnages féminins y sont, là pour le coup, vraiment traiter comme des objets et c’est en général beaucoup plus vulgaire et toujours exclusivement destiné à un public masculin.

Ajoutez à ça le fait que, en tant que femmes, on nous apprend dès le plus jeune âge à avoir honte de notre corps, à le cacher, à ne pas le toucher, et ça rend le rapport à la sexualité d’autant plus compliqué. On n’ose pas toujours se toucher, se masturber, se regarder dans le miroir, aller voir ce qu’on a entre les jambes. Quand on ne se sent pas à l’aise avec son propre reflet, c’est normal de trouver refuge dans les représentations de relations entre hommes parce que c’est une vision de la sexualité dont on peut se détacher. C’est malheureusement un fardeau universel, ce qui explique que le BL ait trouvé un public au Japon comme en Occident, et que le « yuri » ne soit pas une solution magique.

Est-ce que les « yaoi fangirls » de Tumblr étaient gênantes ? Et parfois à la limite de l’homophobie ? Et est-ce que ça a affecté de vraies personnes gays ? Oui. Indéniablement.

Mais c’est quand même important de prendre tout ce contexte culturel et sociologique en compte quand on porte un regard critique sur le BL.

Et si je parle au passé, c’est parce que j’ai l’impression que cette ère est révolue. Il y a sûrement toujours des personnes jeunes qui expriment leur passion de manière qui peut faire grincer des dents, mais le BL a quand même beaucoup évolué, sa communauté aussi, et, de nos jours, on pousse la réflexion un peu plus loin que simplement « yaoi=pas bien ».

La tendance s’est même inversée et on se demande maintenant si ça ne serait pas misogyne de prendre un intérêt pour le BL comme prétexte pour attaquer des jeunes femmes sur internet et/ou cracher sur leur travail.

Un exemple tout bête (mais on peut en trouver bien d’autres) : l’année dernière, suite à un tweet qui a pas mal tourné, plein de gens ont découvert que Suekane Kumiko, l’illustratrice des premiers Ace Attorney sur GBA, avait commencé sa carrière en dessinant des doujinshi yaoi. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup d’artistes dans le milieu !

Mais quoi qu’il en soit, les réactions ont été virulentes : on la condamne immédiatement et on agit comme si elle avait fait quelque chose de profondément répréhensible qui vaudrait presque le boycott ou au moins de remettre en question notre appréciation de son travail sur des franchises tout public. « Fujoshi » est ré-utilisé comme un terme péjoratif, comme quelque chose dont les femmes devraient avoir honte, alors même que, depuis sa création sur 2chan aux débuts des années 2000, plein de femmes japonaises (et même des hommes, qui utilisent le terme fudanshi) avaient commencé à se qualifier comme tel.

Et je suis sûre que la plupart des gens qui sont contre le BL sans trop y réfléchir (juste parce que, dit comme ça, « fétichiser les hommes gays c’est mal », ça a effectivement l’air tout à fait logique) sont plein de bonnes intentions mais il faudrait veiller à ne pas franchir la limite de la misogynie et à harceler des créatrices juste parce qu’on suppose qu’elles sont hétérosexuelles et qu’elles dessinent autre chose que des relations hétéros.

Et au Japon ? L’avis des personnes concernées

Tout au long de la précédente partie, je me suis concentrée sur les débats qui avaient lieu par chez nous, en Occident, et des fans dans les cercles principalement francophones et anglophones, tout simplement parce que c’est ce que j’ai observé moi et que c’est ce qui va vous parler à vous. Mais qu’en disent les japonais·es ?

Quelques années en arrière, j’avais lu un article très intéressant qui rassemblaient les témoignages d’hommes japonais gays avec des avis divers et variés sur le BL. Certains n’avaient rien contre, d’autres étaient mal à l’aise et avaient l’impression que ça leur portait préjudice, d’autres en lisaient et pensaient que ça avait un impact positif sur la perception des personnes LGBT+ au Japon. Malheureusement, il n’est plus en ligne ! Mais il n’est pas dur d’imaginer que chaque individu est différent et que tout le monde n’a pas la même opinion ou les mêmes goûts.

Si on s’intéresse à des personnalités plus publiques, on ne manque pas d’exemples de personnes concernées ou spécialistes du domaine constater l’évolution du BL.

En 2015, Tagame Gengoroh a participé à une conférence sur les bande dessinées gays au Japon dans le cadre du Toronto Comic Arts Festival.

Tagame a co-fondé le magazine G-men en 1995, une publication dédiée aux hommes gays avec, entre autres, des bande dessinées mettant en scène des personnages masculins bien en chair mais musclés, virils, poilus et barbus, parfois adeptes de BDSM, dans un style très cru, qu’on identifie comme le « bara » par chez nous (bien que le terme ne soit pas approprié). Tagame est considéré comme un pionnier du genre qui a redéfini le manga gay (« gei komi ») mais il est aussi connu en Occident pour ses plus récentes oeuvres, accessibles car tout public et ayant pour sujet non pas le sexe mais le quotidien des hommes gays au Japon.

Le mari de mon frère, 2014
Our Colorful Days, 2018

Lors de ladite conférence, Tagame explique que la frontière entre le gei komi et le BL est devenue quelque peu floue : on pourrait distinguer les deux en disant que le gei komi est écrit par les hommes avec des personnages baraqués alors que le BL est écrit par des femmes et met en scène des romances plus tendres avec des personnages effeminés… mais ce n’est plus toujours le cas ! Les femmes aussi écrivent des scènes de sexe considérées « hardcore », et utilisent même parfois un nom de plume masculin pour être publiées dans des magazines de gei komi. Il a également pu constater que ses collègues s’illustrant dans le BL ne sont plus exclusivement des femmes hétérosexuelles. Il y a des lesbiennes. Des personnes transgenres. Ces changements poussent à remettre en question la façon dont on catégorise ces manga, qui les dessine et à qui ils s’adressent.

Plus récemment, en 2020, Bunshun Online a organisé une table ronde rassemblant Nanasaki Ryousuke (l’auteur du roman autobiographique Until I Meet My Husband, adapté en manga et publié sur Bunshun Online en 2020), Mizoguchi Akiko (militante lesbienne spécialisée dans les BL studies) et Matsuoka Soushi (militant et journaliste gay).

Les trois s’accordent à dire que si le BL de l’époque véhiculaient beaucoup de clichés, on trouve aujourd’hui de plus en plus d’oeuvres qui les dénoncent et qui se veulent plus réalistes. On critiquait la toxicité des relations : des rapports forcés, des kidnappings ou encore des séquestrations… et on reprochait le rejet de l’homosexualité. Les protagonistes n’étaient jamais gays, ils faisaient juste une exception parce qu’ils avaient trouvé quelqu’un de « spécial ». Mais les titres plus récents ont des dialogues plus « politiquement corrects » et certains s’ancrent dans la réalité en dépeignant des personnages gays qui prennent conscience de leur sexualité, font leur coming out, sont confrontés aux réactions de leur proche et parfois à l’homophobie…

Mizoguchi souligne que de plus en plus d’oeuvres cherchent à montrer la réalité des personnes gays au Japon, dénoncent les discriminations et proposent même des solutions pour y faire face. Elle estime donc que ces manga peuvent être d’une grande aide pour les plus jeunes qui se cherchent encore (et elle prend son propre exemple en citant Mari to Shingou, un manga BL des années 80 qui l’a aidé à accepter son homosexualité).

A côté de ça, elle ne rejette pas pour autant les manga complètement fantaisistes (et cite même l’omegaverse) car on parle avant tout de fiction et les lecteur·ices de BL aussi cherchent à s’évader. Ceci étant, les titres qui se déroulent dans le Japon d’aujourd’hui ne contiennent généralement plus de violences sexuelles.

Mizoguchi a écrit nombre d’ouvrages à ce sujet ; l’interview en mentionne deux, inédits en anglais ou en français :

BL進化論 ボーイズラブが社会を動かす, 2015 (illustré par Nakamura Asumiko !)
BL進化論[対話篇] ボーイズラブが生まれる場所, 2017

Quant à Nanasaki, son roman et le manga qui s’en inspire ont tous deux été traduits en anglais en 2022.

Enfin, à la même période où j’avais lu le fameux article aujourd’hui supprimé dont je vous parlais plus haut, j’avais aussi regardé une vidéo très intéressante de Masaki C. Matsumoto, un youtuber japonais bi qui faisait pas mal de vidéos autour de la communauté LGBT+ japonaise et qui avait notamment partagé son expérience avec le BL. Là encore, la vidéo a été supprimée ! Cependant, il est revenu un peu dessus fin-2020 sur son compte Twitter…

Il explique que son opinion ne devrait pas être mise sur un piédestal juste parce qu’il fait partie des « concerné·es » et qu’il ne souhaitait pas que ses propos soient utilisés comme une arme dans ces débats. Il note aussi très justement que si certains BL sont homophobes et voire même transphobes, on retrouve des oeuvres tout aussi problématiques dans à peu près tous les genres de littérature. Enfin, il faut accepter que certaines personnes gays ne vont pas se reconnaîtrent dans le BL, et d’autres vont y trouver du réconfort. Il faut de tout pour faire un monde !

Dans un article Medium, il parle (avec beaucoup de justesse) plus en détails de représentation et de BL. Il explique que même les dynamiques perçues comme « malsaines » ont le droit d’exister dans la fiction gay. Les relations gays, comme les relations hétéros, sont complexes, pas toujours toutes roses, et on ne devrait pas avoir à aseptiser nos histoires.

On peut encore trouver bien d’autres témoignages, mais, le fin mot de l’histoire, c’est que même au Japon, le BL n’a plus aussi mauvaise réputation. Pour se faire un avis, je pense que c’est important d’écouter aussi ces voix-là, mais, comme Masaki le fait remarquer, une opinion ne vaut pas forcément plus qu’une autre et c’est aussi bien de développer sa réflexion en faisant appel à notre esprit critique.

Conclusion : des arguments de mauvaise foi

En ce qui me concerne… j’ai fait la paix avec le BL. Maintenant que j’ai pris un peu de recul, je me rends compte que le summum du militantisme n’est pas de mener une croisade contre un genre qui n’est pas fondamentalement mauvais.

En plus, il y a des titres que j’adore, des doujinshi que je relis sans cesse, et ça serait hypocrite de ma part d’essayer de prouver par A+B qu’ils sont différents des autres BL pour une raison X ou Y. J’aime aussi les anime joseimuke, j’y ai consacré ce blog !, et ils sont intimement liés au BL, c’est fait dans le même moule ! Je ne suis pas différente des fujoshi que je pointais du doigt. C’est du contenu que je consomme et que je consommais, et il n’y a pas de façon « moralement supérieure » de l’apprécier.

Je vais terminer sur quelques arguments avec lesquels je ne suis plus d’accord.

  • « C’est par des femmes hétéros pour des femmes hétéros, c’est de la fétichisation des hommes gays »

Je pense qu’il est difficile d’affirmer ça aujourd’hui quand des auteurs et autrices de BL utilisent des noms de plume, restent parfaitement anonymes, ou bien ne se prononcent tout simplement pas sur leur orientation sexuelle.

De même, les personnes qui consomment du BL, aussi cringe étaient-elles dans leur jeunesse !, se révèlent souvent faire partie de la communauté LGBT+ et/ou sont des femmes qui ne fétichisent/objectifient/fantasment pas du tout sur les hommes gays dans la vie de tous les jours mais trouvent un refuge dans les romances et récits érotiques pour les raisons précédemment exposées.

J’arguais pendant un moment que cette exploration, cette libération, cette création d’un espace propre aux femmes, se faisait aux dépens des hommes gays mais aujourd’hui je pense sincèrement que le BL, même s’il a considérablement gagné en popularité, reste un genre de niche qui n’est pas comparable aux médias de masse tout public et, par conséquent, son impact sur la population homosexuelle est bien moindre. Je ne pense pas que le BL fasse de mal à grand monde et, certes, on a établi plus tôt que des jeunes filles étaient et sont toujours encore probablement homophobes sans vraiment le vouloir à cause de comportements immatures mais on retrouve des éléments perturbateurs dans tous les fandoms et ce n’est pas pour autant que l’oeuvre ou, en l’occurence, le genre est à bannir dans son intégralité.

Dans les fandoms avec une majorité masculine, on est souvent confrontées à énormément de misogynie, de sexualisation, de toxicité, de harcèlement, et, pour le coup, c’est un danger beaucoup plus tangible qui touche de vraies personnes.

  • « Les femmes qui écrivent du BL monopolisent l’espace pendant que les hommes gays manquent encore de représentation »

J’y croyais dur comme fer mais on en revient au point évoqué plus haut : on ne s’en rend pas forcément compte quand on est en plein dedans mais le BL reste quelque chose de très niche qui n’empiète sur le terrain de personne. Même sans BL, les personnes gays (au Japon et ailleurs) n’auraient pas plus de représentation, et certainement pas dans les médias tout public.

Et je disais aussi beaucoup que, comme c’est majoritairement destiné à des femmes hétéros, le BL ne pouvait pas être qualifié de « représentation », mais maintenant je me prends moins la tête sur ce qui peut être considéré comme de la représentation ou pas. Des personnes LGBT+ y trouveront leur compte, au Japon comme dans le reste du monde. Ce n’est pas toujours réaliste, ce n’est pas toujours des relations saines, mais la fiction gay a le droit, elle aussi, d’exister sous toutes ses formes. La fiction est justement faite pour explorer des scénarios à l’opposé de notre réalité, pour explorer des thèmes sombres et immoraux qui n’ont justement pas lieu d’exister autrement, etc.

Maintenant, je ne vois plus la « représentation » avec des codes très stricts et je me rends aussi compte que tout n’a pas pour vocation d’être de la représentation (et ce n’est pas grave !).

  • « Le BL est rempli de stéréotypes négatifs et homophobes »

En règle générale, on l’entend moins cet argument… parce que maintenant, on a plein de BL qui prouvent le contraire. Il y a toujours des histoires discutables mais c’est le cas partout, même dans des genres aussi populaires que le shôjo et le shônen.

  • « C’est l’équivalent des mecs qui regardent du porno lesbien »

Un raccourci très simpliste qui ignore totalement les raisons pour lesquelles les hommes regardent de la pornographie lesbienne au point d’en faire une des catégories les plus populaires sur les gros sites et pourquoi les femmes sont attirées par les romances érotiques gays, le BL, parfois le porno gay même s’il ne leur est pas destiné.

On a parlé du rapport au corps qui peut être compliqué pour les femmes à cause de la société qui nous inculque qu’on doit en avoir honte, qu’on doit le cacher, et du fait que, pour découvrir sa sexualité, indépendamment de notre orientation sexuelle, il était parfois plus simple de se tourner vers des contenus où nous ne sommes pas mises face à notre propre corps et, surtout !, des contenus érotiques qui ne sont pas soumis au male gaze et qui prend en compte nos préférences à nous.

Logiquement, on se tourne vers quelque chose comme le BL.

Les hommes, hétéros précisons-le, ne souffrent pas de ce rapport au corps complexe et, s’ils créent et consomment du porno lesbien, c’est avant tout pour s’insérer dans un schéma qui, par sa nature, les exclus. On est toujours dans la sexualisation, l’objectification et le contrôle du corps de la femme et on refuse qu’elle puisse avoir une sexualité qui n’inclu par un homme donc on en fait un spectacle, bien éloigné de la réalité des relations lesbiennes, pour le simple divertissement des hommes hétérosexuels.

Bref, si on ne fait pas preuve de mauvaise foi, il est vite évident que les deux ne sont pas comparables pour une multitude de raisons.

Et avec ça, j’arrive à la conclusion de ma réflexion de plusieurs années sur le boys love. On peut ne pas aimer, on peut être critique à l’égard du BL, mais pour que le débat ne soit pas stérile, il faut prendre tout un tas de paramètres en compte et laisse tomber les arguments qui ont été démontés il y a des années de cela.

Avec le recul et ce que je lis parfois sur internet de la part d’antis (référence au premier Manko Monologue !), j’en viens à me demander si cet acharnement envers le BL vient réellement d’une volonté de défendre les droits des personnes LGBT+ ou si ça ne serait pas plutôt un prétexte pour censurer une fois de plus la sexualité et le travail des femmes.

Mais… fin du monologue, je vous laisse la parole.

2 commentaires sur « MANKO MONOLOGUE #2 — Boy’s love : fétichisme ou féminisme ? »

  1. Super intéressant et super bien écrit! J’ai eu les mêmes réflexions quand j’étais au lycée et même un peu après (en plus je sais pas si tu te souviens mais au collège je consommais pas mal de BL, j’avais même un blog sur ça lol) Et c’est plutôt rigolo parce qu’on a eu un peu le même parcours de pensée. Bref, aujourd’hui je me suis réconciliée avec le BL même si j’en lis plus beaucoup, et c’est vrai que beaucoup de fois j’ai l’impression que les critiques servent à brider la sexualité féminine, et sont parfois totalement misogynes. D’ailleurs, je ne sais pas si tu en as entendu parler, Alice Oseman (auteure de Heartstopper, la BD puis série Netflix) avait anciennement dit que Heartstopper n’était pas un BL/yaoi parce que Heartstopper était wholesome et les yaoi étaient sexuels, et souvent fétichistes et toxiques. Moi-même je pense pas que Heartstopper est un BL, et j’avoue que le yaoi a un passé pas forcément fameux, mais dommage de cracher sur un genre entier qui a beaucoup évolué sur ces dernières années (surtout qu’elle a quand même recommandé des titres de BL en disant « eux par contre ils sont pas comme les autres »). Après c’est vieux et elle pense peut-être plus ça, mais ça avait été ressorti il n’y a pas très longtemps et beaucoup de ses fans sont encore d’accord avec ce qu’elle avait dit. Je trouve que ça contribue à cette division « oeuvre m/m japonaise -> pas bien, fétichiste, fujoshi // oeuvre m/m occidentale -> wholesome, bien, lgbt friendly ».

    Et encore plus récemment y a genre un ou deux jours, y a un TikTok qui a tourné sur Twitter où un garçon gay disait être dégoûté pcq il venait d’apprendre que MXTX (une auteure chinoise populaire de BL/danmei, elle a écrit notamment Mo Dao Zu Shi et Tian Guan Ci Fu) était une femme et pas un homme, et que du coup ses livres étaient forcément fétichistes et problématiques. Alors que jusque là il consommait tranquillement le contenu de ses bouquins…

    1. Je te remercie ! Ca fait super plaisir de te revoir par ici ! Et oui, je me souviens haha. J’en lis aussi moins mais il faut dire que je lis beaucoup moins de manga en général… Je t’avoue que même si j’ai entendu parler de Heartstopper, je ne connaissais pas cette anecdote sur l’autrice mais effectivement, c’est vraiment dommage. Est-ce que son oeuvre aurait eu le même succès si le BL ne lui avait pas pavé la route ? J’en doute… C’est pour ça que je trouve ça presque malhonnête de critiquer le genre mais quand on voit aussi les réactions viscérales autour je peux comprendre aussi la démarche, en tant qu’autrice dont le travail commence à décoller, de vouloir se dissocier du BL au vu de la mauvaise réputation que ça peut avoir maintenant. Cela dit, c’est bien dommage. Autant assumer. Malsain, pas malsain, fétichiste, super wholesome, au final, ça reste du BL, tout est dans le même sac. Mais c’est très vrai ce que tu soulèves ; tout le monde veut s’inspirer du Japon mais bien faire la distinction en disant « NOUS c’est de la vraie bonne représentation et eux c’est juste sale !! »… comme si les histoires LGBT ne pouvaient exister que sous une forme bien précise. Enfin bref, je pense qu’on est d’accord là-dessus. Et pour TikTok, je n’ose imaginer haha mais ouais, c’est assez typique, ça ne m’étonne pas. Je pense que certaines personnes (dont on faisait partie il faut dire) ont tellement intégré que « écrit par une femme=MAL » que y’a un rejet total même si elles adoraient l’oeuvre et qu’elles ne trouvaient rien à lui reprocher…

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